Entre
la voie fluviale et la voie ferroviaire, il y a une route où je
marche inlassablement, à mon rythme. Il n’y a plus de bac pour
traverser d’une rive à l’autre ou comme à Venise de
traghetto.
Des
ponts en fer permettent d’aller d’un côté à l’autre, là
où serpente la Loire, entourée des sucs, restes des très vieux
volcans endormis. Sur
cette terre sauvage, j’y ressens une ancienne protection. Je laisse
libre cours à mes pensées qui divaguent,
vont et viennent au fil de l’eau.
J’essaie de traduire à travers ce paysage, un chemin intérieur ancien et toujours actif: cet inavouable non usé en nous dit Pascal
Quignard, ou cette part indemne dirait Yannick Haenel. Traverser
le temps, le dire autrement, parcourir
son histoire, l’interpréter comme une langue
ancienne, un morceau de terre indéfini,
malléable, changeant suivant les crues ou les sécheresses, les
paysages
ouvrant
des fenêtres dans la tête.
Sur
ces chemins tranquilles
bordant le fleuve, où l’on marche à pas lents, il
y faut la solitude, pour contempler, demeurer, se mettre à
l’écoute de l’eau. Elle est comme un chant, avec son
ruissellement, la résonance des petites chutes sur les pierres. Une rumeur parle en mon coeur d'un bonheur lointain qui soudain se fait proche.
Si
un héron se pose sur une pierre, j’y vois un signe des dieux, de
ceux qui n’existent pas. Ceux que l’on porte en soi, qui sont forces
de vie, qui se lisent dans les éléments, l'eau, la terre, l'air, le ciel, les
arbres, les nuages, l’herbe, les petits ânes humant le soleil, ou les hérons
immobiles, ascétiques.
Le soir quand
tombe l’ombre, une dernière
colline éclairée accroche le regard puis elle sombre aussi dans le
noir. La lune se lève ronde et claire, un dernier rai de lumière apparait, un
recours, une
pensée
qui tient en éveil, que l'on garde en soi, que l'on répète comme un mantra pour ne pas chuter.
Parfois
un livre, quelques poèmes accompagnent cette déambulation, aident
à voir plus loin que le paysage, ouvre des passages vers d’autres
mondes, infinis, infimes,
invisibles. Quelque chose nous étreint, l’étrange
sentiment du travail du temps, dans les coulées de lave figée, les
maisons en pierres basaltiques noires,
le feu
refroidi, la
forme des crêtes plissées recouvertes d’arbres. Alors soudainement, surgit
l’Islande. Sur cette
autre terre lointaine, se
vit le temps en travail,
on marche sur une terre
chaude, prête à tout
moment à jaillir en feu
ou geysers bouillonnants, la glace et le feu forment une alliance
mystérieuse. On est au cœur de la matière agissante, de
la mère qui enfante.
Habiter au creux des
vieux volcans et rêver de l’Islande, à moins que cela ne soit
l’Islande qui rêve d’une terre endormie. Je
marche ainsi
à la lisière de deux mondes: en rêvant le
temps s’arrête.